Un homme est assit seul dans un stade plongé dans l’obscurité. Avec sa radio, il écoute le match de son équipe. La rencontre est importante. Le suspens et l’enjeu élevé… Et l’équipe perd.
C’est l’histoire d’un homme qui décida que l’argent et l’étroitesse d’esprit ambiante ne dicteraient pas sa vie. Qui décida de s’attaquer au système, parce qu’il le fallait. Parce qu’il fallait le courage, tout en humilité pourtant, de se dresser face aux dérives du monde auquel il appartient. Cet homme a changé l’histoire de son sport et a inspiré un immense et merveilleux biopic à l’intelligence folle. Cet homme s’appelle William Lamar Beane, dit Billy, et il s’est trouvé, en la personne de Brad Pitt, un formidable acteur pour raconter sa non moins formidable histoire. Vraie, on le rappelle. Pour un film absolument passionnant, et probablement majeur dans son domaine, à des années-lumière des travers habituels du genre.
Avant le baseball, Michael Lewis, ancien journaliste, avait déjà prouvé qu’il pouvait s’attaquer avec beaucoup d’intelligence et d’humanité à des sujets très complexes quand il raconta les dessous de la crise financière mondiale avec son brillant The Big Short (traduit chez nous par Sonatine en 2010) – adapté en film, aussi avec l’ami Brad– à savoir comment les financiers se comportèrent comme des irresponsables et ne comprenaient finalement pas grand chose à ce à quoi ils jouaient – leurs actions ayant pourtant des répercussions mondiales. En 2003, Lewis choisit donc de raconter comment Billy Beane, manager de l’équipe des Athletics d’Oakland, révolutionna le monde du baseball en mettant en place une toute autre façon de mettre sur pied une équipe, qui ne se baserait non plus sur le prix des joueurs (on pourrait bien sûr tout à fait en dire de même du football notamment), mais sur la complémentarité de ces derniers. Beane –contraint par un budget très faible il est vrai – se tournant vers les joueurs négligés par les professionnels pour tout un tas de raison aussi peu valables les unes que les autres (on aura notamment le plaisir d’entendre de brillantes remarques sur l’allure de canard de certains joueurs ou le physique de leurs copines). En résulte un film brillant et surprenant, de ceux qui vous font pénétrer dans un univers en premier lieu complexe de manière intelligente et humaine, la trajectoire de Billy Beane se révélant absolument passionnante et émouvante, l’homme essayant, contre tout le système, de s’en tenir à ses valeurs. Car c’est là toute la réussite et l’intelligence du film, s’attaquer à un genre et à un type de récit vu et revu, adoré du cinéma américain, et donc risqué, et pourtant ne jamais se départir de sa classe et sa sobriété. A chaque seconde, les biopics menacent d’en faire trop, de tomber dans le pathos et la surenchère (ou ne parviennent pas à vraiment surprendre et marquer, comme le sympathique mais pas mémorable Draft Day avec Kevin Costner) mais pas LE STRATEGE (MONEYBALL). Miller et toute son équipe restent au contraire à absolument chaque instant d’une justesse et d’une intelligence folle, scrutant les moindres émotions de visage de leur protagoniste, âme du long-métrage, ainsi que de toutes ces personnalités rencontrées le long d’un scénario passionnant. Tout et tout le monde est au service d’une histoire d’une grande intelligence, et notamment humaine, transformant ce récit attendu en aventure bouleversante, le film rappelant que voir une seule personne s’élever contre tout un système n’est pas qu’affaire de fiction hollywoodienne mais est, déjà, synonyme d’immenses doutes et crises existentielles, mais aussi tout à fait possible (Beane étant pourtant atteint par un trauma tout à fait classique). Car si le cinéma et à fortiori le cinéma américain adore raconter ce genre de récit, de tels films rappellent à quel point les histoires les plus dingues sont tout à fait possibles, pour peu qu’on s’en donne les moyens.
D’abord prévu pour être réalisé par Steven Soderbergh, le projet atterrit finalement entre les mains de l’acteur-producteur star, et fut entre autres réécrit par les excellents Steven Zaillian et Aaron Sorkin au terme de longues années de développement compliquées, Sorkin déclarant par exemple que Zaillian et lui écrivaient des scènes différentes de leurs côtés, le premier écrivant dans sa chambre d’hôtel à Boston pendant le tournage de The Social Network (David Fincher, 2010): « J’étais engagé pour trois semaines, puis à nouveau pour trois semaines, et ça s’est transformé en une année et demi« . Puis, c’est en fin de compte Bennett Miller, qui n’avait à l’époque réalisé qu’un documentaire et un long-métrage (Truman Capote, 2005) et qui réalisera plus tard Foxcatcher en 2014, qui donnera au film son style posé, proche de ses personnages, plein de silences et de moments où la caméra et le montage laissent ces instants se déployer devant nos yeux, la durée de 2h13 se prêtant parfaitement à cela. Le réalisateur, qu’on a d’ailleurs toujours pas revu depuis 2014 (!), illumine le film de son dispositif impeccable, callant sa caméra sur ses protagonistes qu’il laisse exister à chaque instant, et se montre capable de nous bouleverser complètement rien qu’en filmant Pitt silencieux le visage baissé, dans l’obscurité, assailli par ses pensées et ses doutes, en train de se demander s’il n’est pas en train de faire la plus grosse connerie de toute sa vie.
Car là où le long-métrage se montre aussi tout à fait pertinent et surprenant, c’est dans le choix de ses comédiens. Outre la performance absolument impeccable de Pitt, très impliqué depuis le début du projet qu’il co-produit, Miller fait aussi le choix de caster des acteurs qu’on attendrait pas ici. On a par exemple jamais vu un tel Jonah Hill, bien loin de ses rôles de crétins, qui trouve ici à ce titre une justesse absolument remarquable, incarnant un jeune diplômé pas sûr de lui véritablement touchant. Le film montre également que Chris Pratt peut être un très bon acteur, ce dernier interprétant un joueur (et père) brisé après une blessure tout à fait crédible et attachant. Pour parfaire le tableau, Phillip Seymour Hoffman se chargera de dépeindre un manager général parfait en antagoniste, et la jeune Kerris Dorsey permettant d’explorer la partie la plus personnelle de Billy Beane, en jouant sa fille, la seule personne qui lui arrachera quelques larmes et lui rappellera qu’il faut savoir lâcher prise (il y a même Robin Wright et Spike Jonze qui passent une tête)…
Obsédé par sa quête (le personnage n’ayant aucune autre scène concernant autre chose, la seule étant une séquence où il dine avec une femme: elle sera finalement coupée au montage et de toute façon il ne parlait que de son boulot), il n’en demeure pas moins armé de vraies valeurs. Notamment grâce à l’impulsion de Peter Brand, le personnage de Hill (en réalité Paul DePodesta), qui est finalement le premier stratège du titre français. Beane s’acharnera à tirer le meilleur de ses joueurs et à leur faire comprendre l’importance du collectif, à l’image de ce plan-séquence durant lequel on le suit en train d’encourager ses joueurs à travers tout le vestiaire. On n’en dira pas plus mais on pourra juste rappeler que finalement, toute l’intention du projet ne sera peut-être jamais aussi bien résumée que dans ce plan durant lequel Miller exécute un léger zoom sur le visage si juste et touchant de Pitt, quand celui-ci, regardant droit devant alors qu’il conduit, s’autorise enfin, après toutes ses années à douter, à verser quelques larmes… Juste avant de retrouver le sourire, et enfin un peu d’apaisement bien mérité.
Simon Beauchamps
• Réalisation : Bennett Miller
• Scénario : Steven Zaillian, Aaron Sorkin
• Acteurs principaux : Brad Pitt, Jonah Hill, Philip Seymour Hoffman
• Date de sortie : 16 novembre 2011
• Durée : 2h13min