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375095 - LES DEUX AMIS, des histoires de corps - Analyse
Crédits : Ad Vitam

LES DEUX AMIS, des histoires de corps – Analyse

De l’intérieur jusqu’au dehors de l’écran, trois corps de cinéma s’agitent. Le film de Louis Garrel met ainsi en œuvre un processus entrecroisant construction et déconstruction, qui transforme la surface plane du film projeté en une animation tridimensionnelle. Comment les corps filmés existent-ils donc dans cet espace-temps cinématographique tiraillé entre permanences et transmutations ?

L’architecture du film constitue en effet un espace-temps animé par les motifs contradictoires de l’enfermement et de la fuite qui s’approfondissent l’un et l’autre. « Pour sortir. » Les premières paroles monocordes de Mona annoncent un déferlement de fuites. Les trajectoires donnent le vertige. Et les véhicules sont multiples. Le spectateur ne sait plus où donner de la tête. Rien n’est fixé, tout se meut et s’émeut. Les entrelacs se condensent dans la mesure où le film coupe court à toutes les tentatives de fuites. Mona est précisément incarcérée. Et finalement, les trois personnages sont prisonniers de leur propre corps, de leurs propres désirs et de leur propre représentation du monde. De plus, Louis Garrel compose les plans de telle sorte que les personnages paraissent cernés par de fortes lignes géométriques alors qu’un espace de fuite est presque toujours discernable par le spectateur. Mais cet intervalle peut aussi être une occasion de voyeurisme. De fait les mouvements et les cadrages oppressants et allusifs de la caméra sont tels qu’ils donnent une impression d’espionnage constant quand bien même les personnages ne sont pas littéralement épiés par l’un ou les deux autres. Les personnages sont éminemment seuls mais toujours suivis voire devancés. Le plan n’est jamais fermé ni sécurisé. En somme chaque plan façonne un complexe asphyxiant où le danger peut surgir à tout moment.

En effet, et surtout, le premier temps du film (jusqu’à l’impossible baiser devant les flammes de cinéma) impose un rythme de montage saccadé. Deux ou trois trajectoires (Mona et Clément et Abel) se fragmentent et le film raccorde avec une certaine désinvolture ces portions de routes, ces espaces dramatiques. Le film fait finalement entendre des syncopes disposées dans une grande polyrythmie trépidante. La mise en réseau polyrythmique et l’approfondissement mutuel de la fuite et de l’enfermement construisent une figure géométrique tridimensionnelle polymorphe. Elle se déforme et se reforme au fur et à mesure du film et au gré des trajectoires des personnages, du découpage des plans et au sein des plans et du montage. Toutefois, s’il dispose d’une enveloppe relativement souple, le film comprime les échauffements spatiaux qui font pression sur ses contours. Il ne laisse pas le temps de respirer, aspire ainsi l’air vital disponible jusqu’à l’étouffement général. C’est alors soudainement que la pellicule se perce et s’opèrent quelques échappées. Abel attrape Mona de force en la tirant hors de son Intercités. Elle crie. Sa voix se libère, se décomplexe de son espace assigné, troue légèrement la figure tridimensionnelle et s’envole de la partition sonore avant de finalement se cantonner aux dimensions du film.

C’est donc un espace-temps sans cesse réinventé et jamais aboli qui compresse les mouvements contradictoires qu’il contient tant bien que mal. Le film, dès lors tridimensionnel, épouse les dérèglements internes et suit ces trajectoires mais la surface filmique n’est pas pour autant flexible de toutes parts. Mais alors si les personnages participent de concert à la formation des contours du film, comment, au sein de ce dernier, interagissent-ils entre eux ? Comment la mise en ordre (ou désordre) des trois corps filmés s’effectue-t-elle dans cet espace en perpétuelle reconfiguration mû par un temps qui va ?

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Crédits : Ad Vitam

Le film présente sans plus attendre un canevas de relations qui se tissent et se détissent continuellement. En effet, ce n’est que dans le rapport à l’autre que les actes individuels ou collectifs du trio prennent sens, jamais en dehors. L’un.e se surprend à ne plus être que l’objet de l’histoire de l’être désiré et poursuivi. En ce sens, ses membres sont interdépendants, comme s’ils formaient un corps monstrueux. Ils sont reliés par les fils téléphoniques, leurs mouvements centripètes et circulaires, les raccords au sein du film, au sein de l’enchaînement des plans et au sein des plans. Clément poursuit, toujours avec obsession, souvent avec tension, parfois avec relâche, Mona qui le fuit la plupart du temps. Puis Abel, fondamentalement lié d’amitié à Clément, se rapproche de Mona jusqu’à faire vriller, voire rompre le fil relationnel qu’il avait tissé avec son ami. Mais le fil existe, ou du moins a existé. Et les corps filmés d’Abel et Clément tendent de plus en plus vers la confusion. Clément et Mona étant rongés par la culpabilité et la solitude, l’embrassement échoue. L’impossible conjugaison brise le film en deux comme se rompt l’amitié inébranlable d’Abel et Clément à la fin du film. L’amour ou plutôt l’attachement naît, grandit et meurt dans la souffrance comme la souffrance dans l’amour. En somme, le corps du trio se lit entre couture et rupture dans un lyrisme qui laisse des espaces au burlesque.

Autrement dit, les corps dessinent une chorégraphie entre synchronisations et désynchronisations. Il y a les rythmes biologiques de chaque individu et du trio et le rythme de l’univers filmique. Mona écrit une lettre à sa mère. Les lèvres sont immobiles alors que parlent sa voix. C’est ici une discordance dans un même corps filmé. Les interdépendances, à force de frictions, font croître une sentiment d’extase, jusqu’au point où la relation avec l’autre convie nécessairement l’ivresse. C’est alors que ponctuellement s’insèrent quelques scènes de danse. Dans le bar et devant Abel, Mona met en mouvement son corps, comme si elle dansait pour sortir d’elle puis revenir à elle plus profondément. Quand elle danse, Mona est pleinement actrice de son mode d’être au monde filmique. La peau serait en ce sens une frontière à habiter. Mona se décentralise, retourne son regard et s’invente à chaque étape de son développement.

Tout compte fait, les corps filmés déforment continuellement l’espace-temps tridimensionnel au moment où des motifs contradictoires s’approfondissent dans le monde filmique. Interdépendants, ils font varier les cordes relationnelles qui transfigurent les tensions humaines (cinématographiques). Seuls, c’est par la danse qu’ils parviennent à libérer leur signature motrice.

Luna DELORGE

Auteur·rice

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