Dissociation esthétique du gothique

Cinéma fantastique : Dissociation esthétique du gothique

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Dans la littérature comme au cinéma, on a longtemps associé esthétique gothique et état d’esprit romantique, mais ce couple est-il toujours aussi fusionnel de nos jours ?

Avant que les critiques ne qualifient l’esthétique d’un film de « gothique », avant même la naissance du cinéma, il existait déjà un mouvement littéraire appelé « littérature gothique » dont on peut encore aujourd’hui constater l’influence dans divers médias. Découlant du mouvement romantique dans lequel s’épanouirent les sensibilités exacerbées d’artistes à la fin du XVIIIème siècle, le gothique en tant que genre littéraire identifiable et prolifique ne se développe qu’à partir de la première moitié du XIXème siècle, principalement chez les anglais et les américains. Cependant, si le romantisme permet à cette génération de romanciers et de poètes d’exprimer leur état d’esprit et leur philosophie de vie, le gothique, en revanche, sert davantage à décrire le monde qu’ils se représentent pour abriter cet état d’esprit. Un monde enragé par les tempêtes qui se font l’écho des tempêtes intérieures, un monde de brume, de cimetières, de nuits peuplées de fantômes, de survivance de terribles passés interférents sur la temporalité du présent. Je vous conseille d’ailleurs Gothic de Ken Russell, qui illustre parfaitement ce contexte historique et culturel, puisque ses personnages ne sont autres que les poètes Lord Byron et Percy Shelley, John Polidori (auteur de la nouvelle Le Vampire), et Mary Shelley, à qui l’on doit le roman Frankenstein ou Le Prométhée moderne.

Gothic (Ken Russell, 1986)
Gothic (Ken Russell, 1986)

Les auteurs anglais tels Horace Walpote ou Ann Radcliffe proposaient ainsi par le biais de leurs récits horrifiques, une touche de subversion et d’émotions fortes dans une société guindée. Par la suite, les américains tels que Washington Irving ou Edgar Allan Poe, poursuivront cette tradition britannique pour asseoir leur propre civilisation puritaine et parer le décor du nord-est (où l’on parle d’ailleurs d’architecture gothique) d’une culture aujourd’hui encore très identifiable.

La Chute de la maison Usher (Roger Corman,1960)
La Chute de la maison Usher (Roger Corman,1960)

Au-delà des adaptations de ces romans gothiques (Carmilla, Dracula, Sleepy Hollow) qui prennent place la plupart du temps dans ce décorum nord-américain ou britannique du XIXème siècle, on remarque l’attribution de l’adjectif « gothique » à certains films aux choix esthétiques radicaux dont la parenté avec le genre littéraire originel n’est pas toujours évidente. Par exemple, une filiation est souvent établie avec le film noir, ce genre un peu fourre-tout où se mêlent des éléments du drame et du film policier, car sur le plan esthétique voire atmosphérique, l’état d’esprit tourmenté d’un protagoniste est souvent explicité par une représentation expressionniste de la tension dramatique et une place prépondérante d’un décor qui symbolise cet état d’esprit (cf. House by the River de Fritz Lang, où un romancier sombre dans la folie après avoir commis un meurtre). Le gothique peut donc s’émanciper de sa nomenclature d’origine avec manoirs, calèches et candélabres pour s’inscrire dans un décor contemporain aux films noirs des années quarante et cinquante, voire un décor contemporain des productions actuelles.

House by the River (Fritz Lang, 1950)
House by the River (Fritz Lang, 1950)

Mais depuis cette évolution, cette déterritorialisation comme dirait Gilles Deleuze, qu’est-il advenu de la pensée romantique originelle ? On peut toujours citer certains cinéastes comme Tim Burton qui ont choisi comme protagonistes des personnages éminemment romantiques (Edward aux mains d’argent), portant avec eux une mélancolie certaine et se sentant guidés par des sentiments violents et contradictoires plutôt que par la raison. Le cas Burton peut justement nous aider à comprendre la réappropriation contemporaine du concept gothique : Tim Burton est né en 1959, il a grandi dans une banlieue (trop) tranquille de Californie, avant de ressentir une profonde aversion pour le mode de vie conventionnel de l’American way of life. Il est donc adolescent quand le rock de Lou Reed et d’Alice Cooper commence à adopter les codes esthétiques du gothique, et c’est un jeune artiste adulte qui devient de la fin des années soixante-dix jusqu’aux années quatre-vingt-dix le contemporain d’écrivains comme Neil Gaiman (Sandman), de peintres comme Mark Ryden, et de musiciens comme The Cure, Bauhaus ou Siouxsie.

Burton appartient donc à une époque où l’aspect visuel de certains groupes de rock participe de plus en plus à l’imaginaire collectif, au point de constituer aujourd’hui tout un pan de contre-culture. Le public de ces artistes adopte bientôt leurs styles, se maquille et se vêt de la couleur noire, dans laquelle il reconnait une émotion radicale autant qu’une certaine imperméabilité aux autres discours esthétiques. À la différence des auteurs du genre, ceux qu’on appelle désormais les « gothiques » ne cherchent pas à décrire un monde gothique autour d’eux, ils sont devenus le gothique. Ils sont à présent les objets esthétiques qui apportent au monde noirceur et mélancolie.

Robert Smith (The Cure) - Tim Burton - Edward aux mains d'argents
Robert Smith (The Cure) – Tim Burton – Edward aux mains d’argents

Aux influences littéraires du XIXème se sont donc superposés les apports esthétiques de la culture rock, plus provocateurs et plus déviants ; l’un des exemples les plus probants de cette évolution est certainement l’adaptation du comics de James O’Barr, The Crow en 1994. Dans ce film d’Alex Proyas, le protagoniste est un rockeur assassiné, revenant dans le monde des vivants pour se venger et surtout venger la femme dont il était éperdument amoureux. Alors certes, la personnalité de ce héros vêtu de noir et maquillé comme un clown triste, se pose en égérie du rockeur torturé poursuivant la lignée des poètes maudits et autres artistes questionnant la gémellité cruelle de la mort et de l’amour. Sa mission jusqu’au boutisme achève son romanesque flamboyant. Mais justement, s’il est ramené à la vie par une autorité divine, c’est pour s’abandonner à la violence, avoir recours à diverses menaces physiques, dépasser son statut d’artiste sentimental pour devenir un combattant aussi destructeur que le monde qui l’a détruit. Un monde urbain, déliquescent, corrompu, où la violence appelle la violence, sans soupape cérébrale pour laisser une chance à quelconque forme de transcendance. On ne peut donc pas franchement relier l’état-d’esprit vindicatif du film au romantisme, tel qu’il se pensait et se vivait deux siècles plus tôt.

The Crow (Alex Proyas, 1994)
The Crow (Alex Proyas, 1994)

Dans quelques décennies, la génération de Burton et de Proyas pourra à son tour être étudiée à l’aune des générations d’artistes suivantes qu’elle aura influencées. Il y a fort à parier que certains cinéastes revendiqueront une influence gothique, dans le sens où ils poursuivront l’élaboration d’une esthétique, sans pour autant garder intacte la doctrine romantique originelle. On peut dès à présent parler d’une dissociation esthétique s’émancipant de la part sémantique qu’implique le gothique. Cette part de philosophie romantique qui occupait divers terrains de réflexions, comme la métaphysique par exemple, où les romantiques étaient pris en étau entre les dogmes judéo-chrétiens et l’expressions de désirs libres. Le caractère passionné de nombre d’entre eux provenait d’ailleurs de ce besoin de penser Dieu différemment, et aujourd’hui encore, cette question de spiritualité fait partie intégrante de l’ADN du gothique.

En cherchant bien dans la filmographie de Burton, dans The Crow d’Alex Proyas, dans le Crimson Peak de Guillermo Del Toro, ou dans une franchise comme Underworld, un œil affûté et patient trouvera sans doute quelques références ou symboles liés à l’athéisme ou à l’agnosticisme. Mais d’après moi, la dissociation esthétique a déjà fait son oeuvre, la forme a cannibalisé le fond, et si l’on apprécie le caractère gothique de ces films, c’est avant tout pour les créations visuelles qu’il a permises aux réalisateurs et aux directeurs artistiques (somptueux décors de manoir, costumes sombres et impressionnants à la fois, etc…).

Arkham

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